Les cercles: tradition genevoise
Rousseau puis Stendhal contribuèrent beaucoup à répandre cette image selon laquelle, à Genève, « tous les hommes font partie d’un cercle ». Dans ces cercles, on se retrouvait sur la base d’affinités communes dans des salons où l’on pouvait discuter d’intérêts politiques ou professionnels, lire, se restaurer et surtout jouer et se délasser. Sortes de clubs privés, l’on y entrait sur présentation d’un ou deux membres. L’admission se faisait par vote. Ces cercles constituaient en quelque sorte des îlots sociaux, avec leurs propres structures, échappant à la surveillance publique.
Deux de ces très anciens cercles – on les appelait çarcles, ont subsisté jusqu’à nos jours : le cercle des grenadiers devenu Cercle des Vieux-Grenadiers (1749), et l’aristocratique Cercle de la Rive, aujourd’hui Cercle de la Terrasse (1754).
Restauration genevoise: retour au pouvoir de la bourgeoisie
En 1813, Bonaparte recule sur tous les fronts. En secret, à Genève, les membres des cercles aristocratiques sentent le moment propice pour prendre les choses en mains. Anciens magistrats, ex-syndics et aristocrates ébauchent clandestinement un gouvernement provisoire et prennent le risque, après avoir obtenu en douceur le départ de l’occupant français, de proclamer ouvertement l’indépendance de la République le 31 décembre 1813.
C’est la Restauration genevoise, un retour à l’Ancien Régime, période de tranquillité retrouvée, avec au pouvoir un Conseil d’Etat aristocratique et fort. L’année suivante (1814), Genève est acceptée dans la Confédération, rompant son isolement dans la nouvelle Europe qui s’organise et s’assurant de nouvelles frontières protégées.
C’est dans une situation de calme revenu, de pacification sociale que la plupart des cercles existants vont reprendre une tranquille activité. Fini les débats politiques ou religieux. On peut à nouveau, dans les cercles, s’y divertir, jouer, lire, se retrouver entre gens de même compagnie.
C’est dans ce climat que se crée la Société Littéraire de Genève en 1816.
On partait du constat qu’il n’y avait parmi les cercles existants pas un seul qui fût consacré à la littérature dans une ville qui avait manifesté presque toujours un goût très vif pour les belles-lettres. Pour preuve, les importantes éditions datées de Genève au XVIe siècle et au XVIIe siècle, puis l’arrivée d’un Voltaire et la formation d’un Rousseau au XVIIIe siècle. Puis Genève ne connaissait guère les conférences publiques, les récitals ou auditions. Les talents pourtant ne manquaient pas. La Société Littéraire de Genève voulut combler ce vide.
Les débuts de la Société Littéraire de Genève
C’est le docteur Louis Jurine (1751 – 1819), scientifique de renom et professeur de zoologie à l’Académie qui prit l’initiative de réunir chez lui une quarantaine de professeurs, de docteurs en médecine, de chirurgiens, de juristes, de littérateurs, de négociants ou de simples rentiers pour discuter de l’éventuelle fondation d’une société.
On voulait surtout éviter les débats politiques, les réunions savantes, les discussions d’affaire ou de commerce.
« C’est principalement de notre agrément que nous voulons nous occuper ; c’est une société d’hommes paisibles, doux, éclairés [souligné] que nous désirons former, dans laquelle chacun des membres puisse y trouver (comme l’on dit) à qui parler ; que l’érudit, le savant, puisse être apprécié, entendu, écouté, avec cette attention et ces égards que lui méritent ses travaux, et sa complaisance à en communiquer les fruits ; que le jeune homme modeste et avide d’instruction puisse, sans crainte d’être indiscret, questionner et apprendre ; que l’artisan, le négociant, trouvent aussi des renseignements et des avis utiles ; enfin que tous les membres de cette société, sans distinction d’âge, d’état ou de fortune, puissent trouver dans son organisation, des aliments à ses goûts et aux divers genres de distraction ou de délassement qui lui seront agréables” (M. Deonna, membre fondateur).
Solennellement fondée le 6 juin 1816, la Société Littéraire de Genève se dote la même année de statuts.
De la douane du Molard à la Corraterie
Le Molard 1816 – 1831
Le premier local de la Société Littéraire de Genève se situa au Molard, au premier étage de l’ancienne Douane française (au bord du lac) alors que le Molard était encore un port. La bâtisse fut démolie en 1833 lors des grands travaux entrepris de 1820 à 1835 pour gagner sur le lac afin d’y établir de grands quais.
La Rue du Rhône 1831 – 1876
En 1831 la Société Littéraire de Genève, contrainte à déménager, trouva de nouveaux locaux à quelques centaines de mètres de là. Les frais d’installation, le loyer, les transformations nécessaires pour pallier la vétusté des lieux engagèrent des sommes considérables que l’on finança en partie par un grand bal. En 1827, la bibliothèque renfermait déjà 2654 volumes.
Dans les locaux on y jouait, causait mais il était interdit de fumer. Cette interdiction donna lieu dès le début à des plaintes et des contestations. Les débats passionnés sur ce sujet faillirent amener la dissolution de la Société. En janvier 1839, le Comité convoqua une Assemblée générale extraordinaire où cette “grave question de la fumerie” serait seule discutée et définitivement tranchée. On trouva de justesse la solution en réservant une salle indépendante pour les fumeurs. Ces mesures furent atténuées quelques années plus tard.
En 1846, (année de la révolution radicale), une cinquantaine de membres du Cercle du Commerce près de se dissoudre suite à des dissensions internes demandèrent leur admission dans la Société Littéraire de Genève et 25 d’entre eux furent reçus. Dans cette année tourmentée de 1846, le Comité organisa une collecte pour secourir les blessés.
En 1848 une trentaine de journaux et revues de divers horizons étaient recensés. On y trouvait les principales gazettes de France et de Suisse romande ainsi que les rares revues à paraître. Les lecteurs, nombreux, devaient s’inscrire au préalable. De nouveaux membres venus du Cercle des Mignons furent également admis en 1859. Mais l’on craignit un trop fort accroissement et l’on limita le nombre d’adhérents à 180.
La Société Littéraire de Genève resta dans la rue du Rhône durant quarante quatre ans. A son activité littéraire s’ajoutèrent dîners mixtes, soirées dansantes, un bal annuel réputé ainsi qu’un arbre de Noël pour les enfants. Des “bals d’enfants” ou “bals de la Littéraire” avaient lieu chaque hiver pour les jeunes.
En 1865, les soirées littéraires qui avaient lieu surtout l’hiver avaient pratiquement disparu. Bibliothèque, jeux divers (cartes et billards), salle de rencontre et de lecture étaient devenus l’activité principale de la Société Littéraire de Genève.
La Corraterie 1876-2006
En 1876, le local de la rue du Rhône, situé au deuxième étage, trop exigu, difficile à chauffer, et suite également aux relations tendues avec les locataires voisins, on se mit en quête d’un autre endroit. Il fut question de construire en l’Ile (à l’emplacement de l’actuelle maison Vacheron), mais les enchères montèrent si haut… On se reporta sur l’immeuble appartenant à Théodore de Saussure, (qui deviendra par la suite membre de la Société), à la Corraterie, face au Musée Rath. L’immeuble, reconstruit quelques années auparavant, fut doté au premier étage d’un salon aux magnifiques boiseries, de plusieurs chambres avec véranda et terrasse.
Les frais de reprise, le loyer et les transformations nécessaires mirent la Société en difficulté interne, de sorte qu’il fallut liquider la dette entre les membres ce qui finalement se fit en 1896.
En 1916, cent ans après, la bibliothèque renfermait environ 8000 volumes, “sorte de cabinet de lecture circulante”, constamment enrichie par des dons et des legs.
Comme toute société humaine, la Société Littéraire subit la morsure du temps. Elle n’était plus tout à fait ce qu’elle avait été dans ses débuts. En cent ans, reconnaît en 1916 le président en exercice, la Société Littéraire de Genève a fortement évolué :
“Elle ne mérite même presque plus son ancien et glorieux nom de Littéraire, les soirées “athénéennes” du début de son existence, ont changé, peu à peu, de nature, et sont devenues des “soirées de dames”, c’est-à-dire, des soirées élégantes et mondaines, où des artistes ou des amateurs étrangers sont chargés d’amuser ou de distraire un auditoire de dames, souvent un peu distraites, attendant avec impatience la seconde partie. En effet, souvent la partie littéraire et musicale est suivie d’une seconde partie dite “dansante”. Par un phénomène facile à comprendre, l’accessoire est devenu le principal, et les soirées littéraires se sont modifiées par la force des choses, en soirées dansantes, très courues et très brillantes.” (L.-J. Thévenaz)
La Société continua d’ouvrir ses portes aux étrangers de passage à Genève, partageant ses « goûts simples et bourgeois ». En 1914, sur 125 membres actifs, 20 étaient étrangers et provenaient de quatorze nationalités différentes. Chaque année on continuait de fêter l’Escalade par un banquet réunissant les membres.
Un événement vint perturber l’atmosphère paisible de la Société Littéraire : la déconfiture de la Banque de Genève en 1931 qui suscita discussions, controverses et dissensions en son sein. Plusieurs administrateurs de cette banque étaient en effet membres de la Société Littéraire de Genève.
L'Auberge de la Mère Royaume: nouveau cadre pour la Société Littéraire de Genève
La Société Littéraire de Genève pressée de quitter ses anciens locaux, s’est installé à la Rue des Corps-Saints dans l’auberge mise à sa disposition par la Ville de Genève. C’est chose faite depuis le 1er juin 2006. Elle se trouve ainsi dans l’une des plus anciennes rues de Saint-Gervais, quartier des anciens cabinotiers, regroupés souvent en cercles et nourris de bonne littérature. Rousseau, plein d’admiration, nous parle de ces ateliers comme de véritables cabinets littéraires.
Dans les ateliers d’horlogerie, il arrivait qu’un apprenti ou une autre personne soit chargée, durant le travail, de faire la lecture aux ouvriers. Cette habitude cessa lorsque de nouvelles conditions de travail nécessitait plus de régularité et plus de productivité.
La Société Littéraire de Genève, par son imposante et riche bibliothèque et par la reprise de ses séances littéraires, entend bien renouer avec sa tradition passée, au cœur d’un vieux quartier chargé d’histoire, au bas des anciens ateliers de ces horlogers dont on se plaisait à relever l’extraordinaire talent, la noblesse d’âme et la culture.
En quittant la Corraterie où elle est installée dans ses meubles depuis 130 ans, la Société Littéraire de Genève quitta, à regret, ses beaux salons aux magnifiques boiseries, et ses plafonds magnifiquement décorés, mais conserva l’amitié chaleureuse de ses membres réunis régulièrement autour d’un généreux repas. La salle à manger a conservé une importance primordiale à la Société Littéraire de Genève : à la fois moment de détente, de rencontre, de bonne gastronomie et de lien fort entre les membres.
La Société Littéraire de Genève (qui ne compte que des hommes) est forte d’environ 150 membres.
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Société Littéraire: débuts
Du Molard à la Corraterie
Auberge Mère Royaume
©Société Littéraire de Genève 2014